Préambule



« Nous doutons que le démiurge soit bon et beau,
surtout quand il nous conduit dans son atelier,
et nous montre comme il travaille. »
Pierre BOUTANG



Je ne plaiderai pas en faveur de mon a-modernisme, ni ne disserterai sur l’art et sur moi-même, pas plus que je ne saurais dire, en définitive, quel est le but ultime de mon métier, ni même à qui je pense m’adresser en le pratiquant ou écrivant ces mots. Je tenterai seulement, autant que faire se peut, de ne donner que de brèves indications pratiques et/ou biographiques, afin d’expliquer ce qui somme toute, n’en demande pas tant. Mais considérant, comme le dit Stéphane Le Mercier en lumineux helléniste, que je suis « inscrit dans mon topos » et que le ci-devant catalogue s’articule en suivant le dit « topos », il ne sera peut-être pas superflu d’en préciser la géographie (qui, dit Philippe Muray, a remplacé l’histoire).
J’aimerais commencer en disant : « Voici le labeur d’une vie… » ; mais à mon âge et vue la durée croissante de l’espérance de vie, cela paraîtrait déplacé. En outre, je serais bien incapable de narrer par le menu les faits et gestes de mon existence, car je n’ai guère de mémoire. Je me vois donc borné à confier en guise de présentation, les quelques souvenirs auxquels sont liés les ouvrages que nous présentons ici, comme les notes d’un journal intime… souvenirs de ma vie privée (que je passerai le plus possible sous silence) ; souvenirs de travail (que je tenterai de mettre en forme). Je ne suis pas certain qu’ils éclairent le spectateur sur ce qui s’offrira à son œil, ni qu’ils éveillent son intérêt. Cependant que, désir secret et inavouable, je souhaiterais donner envie au lecteur de voir les originaux après les reproductions, qu’il soit attiré par l’œuvre que je me promets d’accomplir et qu’il achève par l’acquisition d’un tableau, car suivant Ezra Pound : « Un tableau n’est plus fait pour durer, pour vivre avec, mais pour se vendre et se vendre vite ». Parce qu’enfin, il ne s’agit ici que de faire ma propre réclame.




PARIS
1987/1990.



« Un bruit de roues qui sonne sur des plaques de fonte,
une gigantesque voûte de verre, inondée de lumière,
des portes qui claquent, des chariots à bagages qui roulent,
une foule inquiète, affairée, des employés de la douane,
- Paris ! »
Alphonse DAUDET


Je suis arrivé à Paris en 1985 désirant suivre les cours de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Je fus recalé la première année au concours d’entrée et j’ai végété en lieu et place à la faculté d’Arts-Plastiques – Sorbone IV (ou VI ? ), rue St Charles, 15°arr. – étape profondément ennuyeuse de ma scolarité, jalonnée par mes absences et des professeurs pour la plupart aussi insipides que l’intitulé de leurs cours. Les élèves, médiocrement intéressés par ce qui me passionnait comme par l’enseignement qui était dispensé, s’égaraient ici pour avoir été, eux aussi, refusés ailleurs (faculté de cinéma ou autre), gent estudiantine stagnante et je m’en foutiste. Toutefois, je bénéficiait une année durant des avantages conjugués de la capitale et d’une relative solitude, parallèles à d’enrichissantes rencontres : artistes plus confirmés que je n’étais, philosophes, écrivains… et je commençais à entrevoir les espaces que je pourrai parcourir en la matière que j’avais choisie. Je produisis à ce moment là un nombre conséquent de petits dessins au pinceau et à l’encre de chine qui rappelaient, m’a-t’on dit, des estampes de Pierre Aléchinsky - personnage qui pour moi, à l’époque, n’évoquait qu’un chauffeur de taxi russe-blanc en exil, déraciné par la peste rouge, et qu’on me présentera plus tard vainement - qui me valurent, l’année suivante, d’être reçu honorablement à l’Ecole, sans que je comprenne pourquoi des représentations de boxeurs inspirées par les dessins au calame de Van Gogh étaient plus pertinentes que des Pégases au fusain copiés sur Moreau. Enfin ! On trouva qu’il était plus correct de ressembler à un professeur vivant qu’inspiré par un mort (Aléchinsky contre Gustave Moreau ?), fut-il le plus important qu’ait connu cette Ecole. L’important, de toute façon, était que j’entre au sein de cette culturelle institution, que j’y apprenne ce qu‘elle ne saura jamais enseigner à personne, et que je vive au cœur de la ville que le monde entier nous envie, où le sang Français s’encrasse dans son arrogance et où je devais comprendre combien ma patrie m’était étrangère ; mais ce n’est pas le lieu d’en parler.




1- NUS & HABILLES.
(voir le diaporama)


« Si la pratique de l’imitation fait tort à l’instruction,
elle agit de même vis-à-vis de l’art. »
John RUSKIN


A l’Ecole, les mercredi et vendredi matin, un modèle venait poser à l’atelier de monsieur Challier, où je m’étais inscrit. J’étais peu assidu et passablement las devant ces chairs immobiles et feignant le marbre, sauf que… les modèles manquant plusieurs semaines durant, l’administration de l’Ecole décida, pour compenser ce manque, de nous en allouer quotidiennement pendant deux semaines ouvrables. Ce fut ma chance et ma joie : une dame aux formes charmantes et aux poses étudiées tout en étant naturelles, non pas comme à l’accoutumée des comédiens débutants en mal de subsides, mais ayant une véritable distinction, qui se permettait de poser en peignoir, ou avec un chapeau, ou s’appuyant sur un balais comme sur un sceptre d’Impératrice. J’ai dessiné allègrement des centaines de croquis, toujours au pinceau et à l’encre, sur du papier d’emballage marron et pauvre (Kraft), qui servirent de base aux premières peintures que j’ai exécutées et qui j’ai jugées convenables. Ces dessins étaient extrêmement rapides : tandis que d’une pose mes camarades ne croquaient qu’un bras, je faisais trois, quatre, parfois cinq dessins de corps complets, tout en ombres plaquées, lignes en virgules, formes mouvantes dans le silence naïvement studieux de l’atelier. Cet atelier qui avait une ambiance de crypte. Pour y accéder, il fallait descendre cinq marches, le plafond était voûté, il y avait deux colonnes au milieu, la lumière était artificielle, nous étions d’une certaine manière clandestins, car en outre, monsieur Challier n’était pas officiellement professeur.
Ce fut donc pour moi une révélation que de dessiner en contemplant « sur nature ». Avec ces dessins et le sentiment persistant de la chair, de la lumière sur la peau et d’autres choses tenant aux nerfs, je commençais à matérialiser en couleurs et matière, concrètement, le monde noir et blanc que j’avais réalisé d’une manière toute intérieure et confuse (Vous remarquerez que le blanc n’est jamais utilisé ici pour éclaircir, mais comme une couleur à part entière). Le Greco, Goya, Delacroix, Van Gogh, Munch ou Vlaminck, prenaient une dimension que je ne soupçonnais qu’à peine. Ils furent mes maîtres bien plus que ceux de l’école, je veux dire qu’ils furent plus pertinents. J’avais de plus la chance de me fournir gratuitement en couleur, grâce au financement de ma grand-mère, qui m’ouvrit un compte chez un efficace marchand. Cela ne gâte rien, les pigments étaient un régal par eux-mêmes, les couleurs peut-être trop faciles, la source matérielle jamais tarie. Je ne regardais pas à l’excès, cependant que l’abus m’était autorisé. Pourtant, je n’exagérais pas, mais de savoir que rien ne me manquerait, j’étalais sereinement les délicieux empâtements de lumière l’un sur l’autre, convaincu par avance qu’évidemment, les pires mélanges donneraient chaque fois les meilleurs effets.





2- PORTRAITS.
(voir le diaporama)


« Je ferai un dessin de la tête de Mario.
Je copierai ce dessin sur la toile
et je répartirai les tons suivant le dessin. »
Alberto GIACOMETTI


Quand je portraiturais juste après ou parallèlement aux plus récents de ces Nus, en interprétant des reproductions (photographies de personnes ou de peintures), j’avais encore dans l’œil ou dans la main, ce que la chair, le nerf, le muscle, m’avaient montré d’accessible à mes moyens. L’os, très loin dessous, n’était qu’une charpente et les viscères, organes que je considérais de toute éternité malades, ne se manifestaient qu’en cire mole sur la carnation de visages gangrenés, comme chez un Bacon l’être s’évapore, comme il pourrit dans les dessins d’Artaud, ou s’écorche avec Soutine.
Je crayonnais l’esquisse directement sur le papier qui servait de support à la peinture ( le même que pour mes croquis) avec un pastel sec bleu ou rouge, en gestes circulaires, décrivant les volumes comme sur une carte d’état major, en surabondance de traits et creusant à la manière des peintures de Giacometti. Le Boltansky, à qui j’ai montré mes peintures à cette époque, me dit : « Van Gogh, Van Gogh, hein ? » ; je répondis gêné que oui, puis m’entendis dire que je devais m’intéresser aux « neo-expressionnistes allemands », Beuys etc. Je n’avais de toute façon que faire des conseils d’un exposeur de cartes postales et de photographies pillées dans les greniers, dites avec autorité éminemment signifiantes, qui fumait une pipe socratique assis en tailleur sur le parterre, causant avec des élèves sectarisés assis de la même manière ( j’y avais été traîné par une qui pratiquait le Namyo’ô ren’ guékyo…). Je n’en parle que pour expliquer ma réaction à cette attitude condescendante qu’eurent les professeurs en vogue à l’Ecole à mon égard, tel cet Aléchinsky qui trouva les œuvres que je lui présentais peu soignées. C’était toujours les « peut mieux faire » des instituteurs-dresseurs de l’éducation nationale. Autant vous dire que je les emmerde ! J’ai été plus inspiré par les Mémoires de Dirk Raspe de Drieu la Rochelle, ou L’admirable tremblement du temps de Gaëtan Picon. Par quelques amis plus âgés aussi, moins cons que ceux là, qui peignaient vraiment et qui me prodiguèrent leurs conseils éclairés de praticiens.
Ce furent des études très enrichissantes en ce qu’elles m’éloignaient du modèle vivant et me tournaient vers moi-même, c’est à dire vers la peinture seule. J’étalais ma pâte de pigments liés à la colle de reliure à l’aide d’un couteau de cuisine, je me sentais l’âme soit d’un assassin, soit du commis de bistrot à vin qui prépare les « jambon-beurre »…





3- MATISSERIES.
(voir le diaporama)


« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,Luxe calme et volupté. »
Charles BAUDELAIRE


Pourquoi, me demandera-t’on, associer le nom de Matisse à ce triptyque, à cette trilogie, qui au moins pour les deux tiers n’a pas grand chose à voir avec lui ?
Parce que, premièrement, si les qualités sévères de praticien ou d’artisan, de ce bonhomme ne peuvent pas êtres contestées, il se trouve dans son œuvre quelque chose qui m’horripile et qui est un piège dans lequel je suis tombé ( ce qui, vous l’avouerez, est intolérable ! ). Dans chaque ligne de ses dessins en fils de fer, le labeur laborieux et suant sue. Ca gratte, ça calcule et ça se perd dans une application maniaque de la lettre, comme le clerc d’un insignifiant cabinet dans l’application scrupuleuse des plus mesquin alinéas du texte de loi, et je pense immanquablement aux griffonnages de Heichmann quand il rentabilisait ses trains au maximum, comme Henry Matisse rentabilise jusqu’à la corde les plus crapuleux subterfuges technicisants, devrais-je dire technocratiques, de notre art. Nulle spontanéité dans les dessins de Matisse, encore moins dans ses peintures. Il y a de l’ordre, certes, mais il y a cette dextérité froide de l’habileté acquise au prix de rhumatismes consciemment cultivés, de ces tractations avec soi-même pour juxtaposer au pire goût bourgeois, tout en satisfaisant à la légitime convenance progressiste du temps, de cette vigueur mole des Gustave Doré, ou plus proche de nous, des niaiseries du pompier Garouste. L’art nègre chez Matisse, c’est l’art du nègre, de celui qui fait à la place des autres, de l’esclave volontaire et benoîtement ravi, de celui qui rédige les biographies de ceux qui ne savent pas écrire. L’art de Matisse, c’est de réaliser ce qu’il n’aurait jamais su penser, en choisissant de toujours réaliser gentiment pour ne pas vexer ceux qui pensent.
Deuxièmement, il s’est mêlé de décorer une église. Et quel décor ! A vous dégoutter de la Communion ! Ce sont des fleurs minables, grossièrement découpées dans du papier aux couleurs fadasses, des motifs décoratifs de tapisserie bon marché et parlant de motifs, de motivations, celles du grabataire étaient dégueulasses : J’ai entendu dire (et je le crois sans peine) que ce vieux singe faisait coller au mur les dits papiers par des petites filles réquisitionnées dans une école de Bonnes Sœurs, à seule fin de les jucher sur des échelles et pouvoir ainsi lorgner sous leurs jupes. Les pauvres enfants exploitées par ce tyran libidineux souvent pleuraient de honte, comprenant obscurément qu’il y avait quelque chose de diabolique dans les yeux glauques qu’elles voyaient luire au dessus de ses inquiétantes petites lunettes. J’aurais mieux compris, en somme, qu’il décore un quelconque Hôtel de Ville ou un de ces Barnum parlementaires, il y eut été plus à sa place. Il m’est profondément insupportable de voir qu’un ignoble pervers puisse se servir de l’Eglise de nos Pères pour satisfaire ses odieuses pulsions pédophiles, fussent-elles virtuelles, puisqu’il ne bandait plus ( a-t’il d’ailleurs jamais bandé ?)
Troisièmement, si mes allégations sont mensongères, que ses ayants droit me traînent en justice, cela me donnera une raison supplémentaire de détester ce con !





4- SCENES DE BAR.
(voir le diaporama)


« Je me suis mis au bout du comptoir, contre la glace.
Une fille molle a poussé une bouteille humide dans ma direction
et j’ai trinqué avec mon reflet qui levait son verre
quand je levais le mien. »
Antoine BLONDIN


Lorsque je vivais à Paris, je fréquentais les bars aussi assidûment que l’école, les expositions ou les musées. Je n’étais pas très avisé et je m’imaginais qu’en ces lieux où le peuple s’abreuve, la réalité de la cité poussait les plus profondes de ses racines. Il y avait ces bistrots du quartier Saint Germain où je m’installais au fond de la salle pour rédiger ma correspondance, toisant l’assemblée des pédants en sirotant mes bières ; et puis ceux qui jalonnaient mon retour vers la place Gambetta où je m’accoudais au comptoir en discutant avec des clients de passage ou des habitués, ceux du Châtelet ou des Halles, ceux de la Bastille et ceux de Ménilmontant ou du Père Lachaise en fin de parcours, celui de ma rue Villiers de l’Isle Adam, trop pauvre pour que la bière soit à la pression, et celui de la rue Orfila, « Chez Ivan » : un juif pied-noir rapatrié de Constantine, qui prenait le pastis avec ses clients… J’errais ainsi en revenant de l’école d’un rade à l’autre, d’une rade à l’autre, comme un marin d’avant l’invention de la boussole, en cabotinage. Je n’y allais pas trop souvent à l’école, cela revenait cher, je peignais plutôt à la maison, l’esprit saturé de ces images grisées et grisantes, mêlées à celles des Musées ou des expositions.
De ces périples naquirent des ouvrages qui me satisfont à peu prés encore aujourd’hui. On me demandait souvent : « qu’est-ce que tu cherches dans tes travaux ? » ; je ne sais toujours pas répondre, mais cela pourrait ressembler à ça (d’ailleurs, si je savais ce que je cherche, je ne chercherais plus puisque je l’aurais trouvé ; et puis travaux… le vocable n’est pas très idoine). Qu’est-il besoin de justifier une action lorsque son effet est sous nos yeux ? Pratiquement, je déployais un rouleau de papier « Kraft » sur le sol et d’y jetais des morceaux de chiffons, des bouts de papier déchirés et trempés dans de la colle au petit bonheur la chance ; puis, lorsque cela avait séché, j’agrafais ce papier sur une planche à la verticale et je scrutais dans les formes aléatoires des lignes, des surfaces, des reliefs, que j’appuyais par quelques coups de pinceau ; ensuite, je me demandais à quoi cela pouvait bien ressembler… à des gens dans des bars, évidemment. On voit toujours ce que l’on veut dans n’importe quoi. Jean Giono dit n’avoir jamais tant voyagé qu’en contemplant le plafond fissuré de sa cellule et Léonard de Vinci découvrait des mondes dans les murs aveugles. Je n’avais plus qu’à préciser ce que je désirais que l’on voit, mais sans exagérer, afin de garder présent le support. J’avais envie de montrer la population triste et brutale que l’on croise dans ces bars, et de le faire avec toute l’agressivité, le mépris et l’attrait qu’elle m’inspirait, parce qu’au fond, j’étais jaloux de ces « vivants », moi qui ne faisait que me raconter mon existence.





BEDARRIDES

1994/1995.


5- ARBRES CREUX.
(voir le diaporama)


« Et une sombre voix parla du fond de moi :
Dans la forêt nocturne j’ai brisé la nuque à mon cheval noir,
ayant vu jaillir de ses yeux empourprés la démence ;
les ombres des ormes, le rire bleu de la source
et la fraîcheur noire de la nuit me sont tombés dessus
comme je levais, chasseur sauvage, une proie de neige ;
dans un enfer de pierre mon visage mourût. »
Georg TRAKL


J’ai fui Paris plus que je ne l’ai quitté. La ville qui n’était qu’ennuyeuse se faisait angoissante, trop grande, trop peuplée, irrespirable. J’ai regagné la Provence avec un grand soulagement, j’ai retrouvé un ciel de couleur bleue, l’espace ouvert au Mistral, aéré, la campagne et des agglomérations à taille humaine, sans hideuses bâtisses de verre, métal et béton. Durant les premières semaines, je me promenais au milieu des vergers qui entourent Sénas. C’était l’hiver, les paysans ne faisaient qu’y passer en tracteur. Dans un sac, j’emportais un casse-croûte, quelques feuilles de papier, des pinceaux, de l’encre, de l’eau et du vin rouge. Je m’arrêtais ça et là, de loin en loin, pour dessiner un arbre particulier, un cyprès dans une allée ou un buisson, ou pour manger, ou bien encore parce que j’avais soif. Je n’ai rien peint de notable durant cette période, bien que de ces promenades bucoliques j’ai retenu une somme de dessins qui eurent leur importance, non pas en tant que base formelle pour les ouvrages qui suivirent, mais plutôt et pour ainsi dire, mémorielle.
Au cours des trois ou quatre années qui suivirent, je n’ai rien fait qu’il soit utile de rapporter ici. Disons seulement que je n’ai rien produit qui s’inscrive dans le continuum pictural qui nous occupe. C’est à la suite d’événements douloureux que j’ai entamé la suite des « Arbres Creux ». Ils naquirent de la conjonction émotionnelle de cette mélancolie et des relents de la sensation instinctive que l’on éprouve dans la nature et ses souvenirs. Ce que j’appellerai : Romantisme. Je lisais assidûment Gérard de Nerval, des ouvrages ésotériques et d’alchimie, des auteurs de l’antiquité et du moyen âge… J’avais la tête farcie de fumées et je croyais pouvoir comprendre l’univers tout entier par le moyen de ces sciences prétentieuses. Je les ai appelés « Arbres Creux » pour pouvoir tout y entrer, je leur donnais comme sous-titre : « Des Luths dans la Brume ». Luth qui vient de l’arabe : « Al Oud’ », qui signifie : « le bois » ; dans la brume, parce que je désirais qu’ils soient l’expression du sentiment que l’on a entre chien et loup, à l’aurore et au crépuscule, lorsqu’apparaît le monde visible et lorsqu’il s’évanouit, ce monde rêvassant entre la mort et la vie. Je voulais décrire les vapeurs qui montent du sol en rosée, illuminées par les premiers rayons de l’aube, celles qui tombent avec la nuit, tout aussi humides, irradiées par le soleil couchant ; mêler les tempêtes de Turner aux couchers de soleil de Vlaminck, le tout dans un mode sombre ; tout en ayant le souci permanent de représenter l’irréalité de la nature, sa magie, le mystère de la vie et au-delà, en fait nier la réalité : le chaos comme un pré-ordre, la vacuité en tant que pleinitude à venir. C’était en peignant des obsessions de Fluide Vital, d’Eternel Présent, de Don de Dieu, d’Amour Divin, de Parole perdue, Parole délaissée, Verbum Dissimum que je devais retrouver par l’Art tout puissant. Bref, tout un fatras de théories occulto-ésotériques… Que l’on se rassure, j’ai rangé aujourd’hui ces sinistres lumières sous le boisseau. Si j’avais à renommer cet ensemble, je l’appellerais : « Arbres Errants », de l’erreur et de l’errance, quand on ne sait pas où l’on va, que l’on est perdu en des lieux bizarres, quand la raison ne peut plus que nous enfoncer plus loin dans le mensonge.
D’un autre point de vue, si l’on ne se place qu’au niveau purement technique, celui-ci demeurant intimement lié à l’autre malgré tout, force est de constater une certaine évolution, qui ne signifie pas progrès, mais changement. Pendant ces années où je ne peignais pas, ou si peu, j’ai tout de même dessiné des sortes d’enluminures et j’ai appris la céramique, fabriquer et décorer des émaux. Cela modifia ma façon de travailler. Je ne me jetais plus à corps perdu dans l’ouvrage, mes gestes étaient moins brutaux, plus réfléchis et en même temps plus précis, j’avais une meilleure conscience du rendu (ce qui n’est pas forcement une bonne chose). J’ai appris la lenteur. Cependant on ne se refait pas, j’attaquais quand même ces Arbres comme un sauvage : je commençais avec de l’encre noire et un pinceau ficelle, en traits rapides et gouttes, puis diluant avec un pinceau gros ventre, utilisant soit de l’eau, soit du café très épais ou du vin de mauvaise qualité ; sur une feuille que je plaquais sur une autre avant que cette bouillie liquide ne sèche ; puis recommençant sur la page ainsi imprimée, avec des virgules, des points de suspension, cherchant à ne rien faire de reconnaissable, tout en sachant que je reconnaîtrait toujours là dedans la même chose, en l’occurrence des arbres. On aurait dit, jugeant de loin et sans y regarder de trop prés, des peintures de Jackson Pollock. Ensuite, après avoir longuement contemplé taches et coulures, je donnais forme aux végétants par le fond, c’est à dire que je peignais autour des arbres, avec du dilué de plus en plus épais. D’où ce nom d’« Arbres Creux », parce que je ne peignais qu’autour. Ce qui valut logiquement par la suite, que l’on ne s’intéressât qu’aux cadres de bois brut (dont l’idée n’était pas de moi), qui renvoyaient le réel sujet bien en arrière, ce fond de désespoir païen, mes pollockeries romantisantes. En définitive, j’avais atteint mon objectif, que l’on voit derrière plutôt que devant, l’environnement plutôt que l’individu, en surface plutôt qu’au fond. Il y avait là de jolis bidules décoratifs qui cachaient leur réelle densité, une tentative avortée de toucher au sacré par le profane, malheureusement de profaner le sacré. Un échec mérité et une réussite personnelle en ce que je ne cherche plus tout à fait dans ce sens là. « Celui qui trébuche ajoute à son pas », nous dit Cervantès ; on peut dire que j’ai couru, m’étant affalé de tout mon long… Peut-on qualifier ça de repentir ?





MARSEILLE

1996/2003.


6- FEMMES.

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« Allons, peintre excellent, peins-moi,
excellent peintre, ô toi le prince de cet art rhodien,
peins-moi comme je vais te le dire, ma belle amie absente. »
ANACREON


Je suis venu m’installer à Marseille pour y décorer de la céramique avec mon ancien professeur de Manosque, un amical américain de Californie. J’y suis resté jusqu’à ce jour parce que je m’y suis trouvé bien, peut-être parce que j’y suis né, peut-être parce qu’il y est facile de mener une vie flemmarde tout en travaillant, où l’on est pas obligé comme à Paris, de gesticuler beaucoup pour avoir l’impression d’agir, où la parole remplace si souvent l’acte que tout geste productif se trouve gratifié du label faire. Ailleurs, prouver est un préalable ; ici, cela suit et cela se prouve, en somme : une ville logique.
Pour ce qui nous occupe, une fois encore, j’ai beaucoup dessiné avant de peindre. J’ai toujours trouvé plus de valeur à mes dessins qu’à mes peintures, quoi qu’on m’en ait dit : je ne me sens pas le « sens de la couleur » ; mais passons là dessus. Les dessins furent exécutés d’après un recueil prêté par un ami, qui avait pour titre : 1000 Nudes, clichés de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe, collection Uwe Scheid. Cette fois, j’avais troqué le pinceau pour la plume, j’ai gratté des heures et des jours durant, pour reproduire ces photographies vendues à l’époque sous le manteau, en plaçant les formes au crayon à papier, gommant souvent, ce dont je ne suis pas fier, la gomme étant ennemie de la spontanéité qui est l’essence même du dessin. J’ai peint ensuite directement d’après ces modèles, sur des papiers aux dimensions réduites. Après, je les collais sur le support final, papier ou bois, en les ayant découpés, déchirés, ou laissés tels quels, et je les poursuivais en les plaçant tête en bas, pour les retravailler, puis les retournant à nouveau et ainsi de suite, jusqu’à ce que je décide qu’il n’y avait plus rien à en tirer. Cela finissait au bout du compte comme un mélange babélique d’à peu prés tout ce que j’avais fait jusqu’alors, un condensé de toutes les mièvreries que j’avais acquises en manière. C’est que je faisais de la littérature. C’était du sensuel, de l’érotique, même du pornographique… de l’intellectuel. J’avais dans l’idée que ce qui était érotique, ou pornographique, ou sensuel, pouvait être amusant et non systématiquement sordide comme on a l’habitude de nous le montrer. Les nus de Modigliani ne sont pas ceux d’Egon Schiele, le désir assumé dans l’œil de l’un n’est pas l’inassouvi frustré et incestueux, malsain, de l’autre . Je pense à la phrase de Drieu la Rochelle : « On ne peut pas dessiner une femme tant que l’on a pas pris possession de son ventre ». Mon but n’était pas d’éveiller des désirs lubriques chez le voyeur, mais de lui proposer un objet symbolique, une médiation, comme dans un autre ordre (un tout autre ordre !) peuvent êtres les Icônes, montrer avec un peu plus d’élégance, de légèreté, ce que montrent certains journaux illustrés. Les « saintes » que j’ai pu peindre à ce moment ont plus de seins que de Saint. Ce sont des citadelles, des cités, citées, des citations ; en aucune manière des représentations saintes, ni même saines. Je faisais du charmant, comme d’autres auraient peint des fleurettes. Certainement stupide comme tout ce qui peut plaire et ça n’avait d’autre aspiration que de plaire… conséquemment d’être stupide. Il ne m’appartient pas de dire s’il s’agissait de naïveté ou de niaiserie, je crois seulement n’avoir pas assez travaillé, cela était peut être du aux conditions dans lesquelles ce travail s’effectuait : l’espace trop exigu et peu approprié de ma cuisine. Toutes choses peu propices au labeur opiniâtre qu’exigeait la hauteur de mes ambitions, savoir : toucher à la gravité technique d’un Georges Rouault. Je dis gravité parce que Rouault est un peintre des plus sérieux, comparé à la masse de ses camarades modernes. Grave aussi parce que très épais, dense et lourd par opposition à l’insoutenable légèreté de pas mal de ses contemporains, sans parler des nôtres. Peut-être est-ce à cet endroit que je me suis fourvoyé, voulant alléger les représentations de « mes » Femmes. Edulcorer le piteux système de la prostitution quand Rouault faisait preuve à son endroit d’une infinie commisération, d’une admirable compassion pour cette humanité défigurée, ces poupées de Jeu de Massacre. Il eut fallu que je les représente borgnes, édentées et sales, plutôt que d’en faire ces joyeux objets aux dents refaites, couleurs chatoyantes de mamelles protectrices, ces putains au grand cœur que l’on nous sert sur les plateaux télévisés ; bien que mon intention première n’ai pas été telle.





7- Etudes de POTICHES et de CRUCHES.
(voir le diaporama)


«Elle tenait à la main une coupe en or,
remplie d’abominations et des souillures de sa prostitution.»
St.-Jean, Apocalypse XVII ; 4.


Là, j’ai pu louer un atelier, y œuvrer avec plus de constance et dans une ambiance plus propice à l’élaboration de ces Etudes. Après les nus, portraits et scènes de genre, après les paysages et autres lieux commun de la peinture figurative, il allait de soi que je m’attaque à la nature morte, que je poursuive l’exploration des thèmes récurrents de mon art. La nouveauté de mon approche (pour parler le sinistre langage de la prétention contemporaine à l’auto-célébration) consiste en ce que l’objet se retrouve isolé, seul, posé au coin des tables et prêt à se briser quand il ne l’est pas déjà. On pourrait y voir en se tirant très fort par les cheveux, une allégorie de l’étant humain moderne, cet homme (ou femme) de la masse, isolé(es) et sans poid(e)s, posé(e) au bord d’un plan sans perspective réelle, dramatique comme une Potiche, objet vide, creux et vain, dont l’unique fonction est décorative, au mieux à fonction d’urne funéraire, qui recueille les cendres du mort en maintenant sa présence poussiéreuse, trônant ironiquement sur le plateau d’une cheminée, inutile agrément depuis que l’on a inventé le chauffage central. Ou alors, toujours tirant sur les cheveux que la précédante allégorie n’a pas arrachée : allégorie de l’art actuel, pour les raisons ci-devant exposées et qui concernent aussi bien l’un, l’étant humain, que l’autre, l’étant art… le drapeau comme ultime résidu de l’ancien monde des nations. Giorgio de Chirico différencie les peintures italienne et française, définissant la première comme étant l’art de la perspective et la seconde comme celui de la lucarne. Sans que cela émane d’une volonté délibérée, je suis assurément de la seconde, je n’ai pas plus la passion des foules que celle des horizons infinis, cela se voit.
Pour en revenir au discours métaphorique - auquel je n’ai pas songé une seconde tandis que je peignais, car lorsque l’on peint on ne pense pas - la Cruche serait l’hiéroglyphe de l’art actuel, son mot, le mot Cruche au figuré, qui désigne péjorativement ce style de femme qui n’est pas forcement jolie, qui n’est jamais belle, qui est toujours très bête. A l’envie de la Potiche, elle n’est pas décorative, elle est un être d’ennui. Elle a un avis sur tout et elle le donne à tout bout de champ, évacuant la substance de ce qui nous différencie de l’animal : l’intelligence. Son utilité est relative, elle se remplit d’eau ou contient un vin dont on n’ose montrer l’étiquette, elle est en fait une aberration, trouble le pastis et aigrit l’estomac… ce que l’on a coutume d’appeler un concept.
Plus sérieusement, il m’a été donné de voir des reproductions d’un certain Morandi, qui date d’il y a peu malgré qu’il soit mort je crois, qui nous a gratifié d’intéressantes représentations de verres, carafes et autres flacons. Son nom accrédite l’assertion de Chirico, puisque ses objets, élégamment modelés dans des tons bruns et gris, sont placés dans de vastes espaces passablement nus. Cependant, il peignit ce qu’il avait sous les yeux, tandis que j’ai tout inventé des ombres, couleurs, matière et lumière des miens. Ceci dans l’espoir qu’elles proviennent de l’intérieur et d’où le qualificatif d’Etudes que j’ai donné au titre. Avant de me lancer dans cette série, j’avais prévu d’en faire une qui aurait représenté des musiciens de Jazz, mais après quelques semaines de tentatives peu concluantes, j’ai décidé qu’il serait plus fructueux de faire moi-même du jazz, c’est à dire improviser. Pourquoi en outre, cela s’appelle Etudes : pour signifier que ces petits ouvrages sont censés ouvrir sur d’autres plus aboutis.





8- PROJECTION en guise de CONCLUSION.
(voir le diaporama)


« La prédiction est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. »
Jacques CHIRAC
« L’Histoire n’a pas besoin du passé. »
Nikita KHROUCHTCHEV


Maintenant que nous voilà au terme du survol passionnant de ces années d’activité artistique, il faudrait que j’annonce solennellement dans quelle direction elles vont fructifier en un chef d’œuvre inoubliable (- l’ouvrage « plus abouti » cité ci-devant -). Je devrais parler des Eglises que je veux peindre, ou de visages de saints, ou bien de la lassitude qui me prend devant ce clavier imbécile, ou encore y taper rageusement quelques slogans haineux contre le monde, l’humanité, l’art « contemporain post moderne » et tant d’autres choses… Je pourrais aussi me taire, conclure par le silence des tombeaux cette autobiographie parcellaire ; mais je suis incapable de parler au conditionnel sans éclater de rire ni succomber au désespoir. Je ne puis donc affirmer qu’une chose : que je continuerai quoi qu’il m’en coûte à ne faire que ce que je veux - ou ce que je peux - et ne céderai en rien, si Dieu me l’accorde, au siècle de ténèbres qui s’ouvre devant nous. Ne pas nourrir le purin de l’actualité, n’espérer de la postérité que du mépris et considérer ma condition d’absurde parasite comme une insulte à mon espèce : voilà ma coquetterie, la pose dédaigneuse que je prendrais s’il fallait pour tromper mon ennui, le discours cynique que peut-être j’aurais du tenir au long de ces pages, au lieu de cette accumulation de semi-mensonges (de semi-vérités pour être optimiste), le récit stupide d’une vie presqu’inventée.
Peut-être maintenant vais-je déménager encore une fois, m’installer à Bruxelles et peindre des patates ou des œufs durs ? Tout est possible, n’est-ce pas ?…



Marseille, mai 2005.



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