LA RUE NE PARLE PAS



«“ – J’avoue que j’élève, dans ma petite étable, cinq chèvres,
achetées avec des billets qui ont certainement – comment prouver le contraire –
passé un jour ou l’autre par la caisse de la C.I.A.
Sont-ce encore des chèvres, leur lait est-il du lait,
le fromage que j’en tire n’est-il pas tout bonnement le produit de l’exploitation capitaliste ? »
Luc de GOUSTINE



On entend souvent dire, aujourd’hui plus qu’à l’habitude, que la rue parle, qu’une bouche d’asphalte dit la volonté du populo. – C’est un mensonge ! La rue ne parle pas : elle s’exprime, elle communique. Elle exprime le désir confus d’un agglomérat chaotique d’individus plus indifférenciés qu’égaux, le produit de la multiplication d’une unité qui n’est qu’elle même et non une addition dont la somme serait un nombre. Elle communique les revendications d’une classe, d’une caste, d’un brouillon d’humanité tenant de la tribu, du troupeau, d’une multitude insensée d’autant plus qu’elle est de quantité réduite. La voix de la rue est un gargouillis borborygme, sa parole est d’avant le verbe, inarticulée, cri ou grognement, en aucun cas la formulation d’un concept plus élaboré que le babil d’un nourrisson réclamant le sein maternel. La rue émet un son, de la rue ne sourdra jamais que la rumeur.
Il en ressort que de ces manifestations bruyantes l’enjeu est symbolique. Les revendications colportées sur les estrades de la presse et des médias, n’ont aucune importance. C’est un bras de fer tendu entre l’élite gouvernante élue et les représentants proclamés d’une, ou plusieurs, minorité tonitruante, sous l’œil affligé de la majorité silencieuse. L’arme unique de ce duel est l’intimidation, qu’elle soit maniée par les assis des cabinets et les saltimbanques du cirque bourbonien, ou par les pense-creux des canards sans tête et les beuglants du théâtre de rue, les harangueurs des A.G. amphithéâtrales. Aux uns la menace de l’effrayant désordre, aux autres le puissant épouvantail du conformisme. L’enjeu étant de savoir qui gouverne. En effet, qui gouverne ? En démocratie, la raison voudrait que ce soit le peuple, par la voie, le canal de ses représentants. Or il saute aux yeux qu’aujourd’hui les élus pissent de trouille sous la pression des presseurs associés, noyés par la mousse des limonadiers de droits particuliers, des réclamants de lois adaptées aux besoins revendicatifs de divergeantes minorités, unies cependant sous la bannière terroriste de la visibilité. Car seul existe le visible, l’apparent, autrement dit le fantasme, j’oserais presque dire l’hallucination. C’est ainsi que les susdits représentants ne sont plus élus, ils ne sont plus l’huile de l’olivier républicain, mais ils sont les noyaux laissés en tas sur le coté, les notules inscrites dans la marge, les alinéas et rectifications apportées aux tables éternelles de la Loi. La foule avec passion adore, envie, vénère, les marginaux qu’elle rêve, tout en méprisant ceux qui réels lui giflent la figure. Les parrains mafieux enflent sur les écrans comme de fabuleuses grenouilles, on parraine le syndicat du crime de la même façon que l’on parraine une organisation caritative, en exigeant la dîme, en exhibant les sbires, en brandissant la morale avec la même force que l’on userait d’une arme. Cette arme n’est plus une arme de poing, elle est le poing lui-même, le légendaire poing dressé sur fond rouge et noir, désormais serré sur la tige d’une rose sans épine ; cette arme n’est plus la mitrailleuse à camembert du “mythique” Caponne, elle est le camembert lui-même grouillant des vers qui annoncent le bourdonnement assourdissant des mouches à venir, des mouches du coche évidemment. Parce qu’il est effectivement question de ces insectes vaniteux qui se figurent mener le labourant cheval qui traîne sa charrette d’humanité, “ – Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine.” Demandent-ils à l’envi. Les agneaux qui n’ont jamais supporté que leur laine, le soyeux duvet que l’on tondra bientôt, les infantiles masses panurgistes qui vont en se précipitant dans l’abîme, suivant le bélier faute de pâtre, accordent aux luisantes cantharides l’immonde sanctification de leurs sèches hémorroïdes, la sanction de leur fumet de bouse, l’agrément fumeux de leurs songes utopistes, du non-lieu de leur être, du no man’s land de leur existence ; ils offrent l’inexistence de leurs avoirs aux tenanciers esclaves de leur vie. Ils font penser aux papillons inexorablement attirés par la flamme fictive de la chandelle électrique à laquelle ils ne se brûleront jamais, tout comme nous sommes éblouis par les éclairs de l’Arbre de Science qui disparaissent au fur et à mesure qu’on s’en approche, le végétant qui nous valut de chuter au sein brûlant de la matière fluide, du fantasme dont je parlais plus haut. Papillons aux ailes “fines comme de la poussière” dit Emile Littré.
“Non omne quod hic micat aurum est”( : “Tout ce qui brille en ce lieu n’est pas or”) ; la carapace brillante qui vêt les harangueurs ne demeurant qu’une pellicule de chrome sur l’amalgame bon marché du vil métal de leur substance.
Or donc, au jour de saint Gontran de l’an deux mille six de la Grâce, les rats sont sortis des égouts de l’éducation nationale, couverts de puces et de peste ils se sont dispersés en rangs serrés entre les cordons de pierre qui les couvent et ils ont crié leur désespoir de n’être rien, de n’être plus la pierre angulaire de la nation qu’ils nient, qu’ils haïssent, qu’il accablent de tous les maux. Ils ont gémi de n’être plus le ciment sablonneux de l’édifice séculaire qu’ils voudraient voir à terre. Ils ont vagi leur désir de pouponnière civile, ils ont clamé leur volonté de “faire bouger les choses”, réclamé des tour operators managers, ils ont proclamé la nécessité des révolutions rose et orange qui mènent des instituts de dressage aux rassurants enclos des pâturages. Sans transition brutale et déstabilisante, ils ont élégamment demandé avec la courtoisie du nez rouge, de passer par des corridors grillagés de l’école placentaire à l’arène de la vie active, de devenir ceux que Balzac appelait “occupés”, ou Dostoïevsky “Eternels maris”, les cocus de la comédie sociale. Ils sont descendu dans la rue comme on va à la plage, pour bronzer, pour se tanner le cuir au soleil de l’action, pour se voir guerroyer sur les écrans, aux pixels des canons à électrons, ou bien nager dans la gluance des écrans plasma. Livides à la mal-coiffe laquée, zombies à l’uniforme d’un goût plus que douteux, fiers d’êtres fringués comme des sacs, ils ont défilé comme on faisait jadis dans la dignité le onze novembre, au son martelant des tambours de galériens, ils se sont réapproprié la rue entre deux barrières de C.R.S. républicains et sécurisants, ils ont fait corps avec la rue, ils sont devenus la rue, ils sont la rue, la voix de la rue…
…mais la rue ne parle pas. La rue ne dit rien. La rue est sale et ceux qui vivent dans la rue sont chassés par ceux qui parlent en leur nom, les crasseux mendiants furent exclus de leur lieu de travail, on leur a interdit de tendre la main et cela n’a pas choqué ni indigné les mêmes qui parlent de “rafles” lorsqu’on éloigne ces cloportes des touristes,
“Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient êtres chassés.”
La rue ne parle pas. Ceux qui d’autorité parlent pour elle ne parlent que pour eux-mêmes, ils ne parleront jamais d’eux-mêmes car ils ne se voient pas, leurs miroirs sont ceux des vampires dans lesquels ils ne se reflètent pas, ils ne se réfléchissent pas. La méditation d’eux-mêmes les renverrait à leur néant, ils se verraient morts avant de vivre et la fiction qu’ils aiment, l’acte vaporeux qu’ils fantasment, qu’ils rendent visible en postillonnant sur les micro-trottoirs, retournerait au Tohu Wâ Bohu d’avant les origines, au magma exorcisé par les pesants rituels où leur âme, en l’espèce du ballon gonflé d’hélium et du pigeon lâché, vole vers les nues d’où Dieu s’est retiré. Un proverbe congolais cité par l’inénarrable Joseph Andjou d’I-Télé dit : “Si un homme fait semblant de mourir, il faut faire semblant de l’enterrer.” ; mais qu’en est-il du mort qui fait semblant de vivre ? Ou alors du Gri-gri-tabou, de la rue qui parle comme si le goudron donnait de la voix ? En vérité, peut-être que la rue parle ; mais ce qu’elle dit n’est pas forcement ce que l’on dit d’elle. Si elle parle, elle dit ce que peuvent dire les symboles, les emblèmes et les phylactères, les damnés du macadam et leurs banderoles saugrenues. La rue est une autre de ces abjections que la plèbe vénère, elle est un autre de ces simulacres que les démons de la gueuse incubent d’un pouvoir occulte, d’une influence perverse, et elle possède ce qui reste d’âme dans les cortèges ténébreux des spartakistes transis (Les manifesteurs ont-ils une âme, d’ailleurs ?). J’ai entendu que la victoire était assurée ; mais la victoire de qui sur qui ? La rue ne combat que son propre suffrage dit universel (et pourquoi pas catholique, tant qu’on y est ?) ; elle ne vainc que son impuissance lorsque les éburnés des urnes baissent leurs frocs et tendent leurs culs. Les parvenus, la noblesse d’empire ou d’industrie, le cloporte moyen à genoux et en larmes, le dépité qui ne mange plus pour faire honte aux méchants japonais pleins de sous… Cette rue sanglote, cette rue rit et pleure simultanément, cette rue festoie avec gravité et cette rue jubilera lorsque le “pouvoir” courbera l’échine sous ses tonnes de nullité. La rue pourra se réjouir parce qu’elle aura gagné, elle aura triomphé de ceux qu’elle portât en triomphe il y a peu, la rue saura que les prochains seront aussi trouillards, qu’ils ramperont devant elle avec la même adiposité de limace. On dira : voter utile. C’est en effet très utile d’avoir des larbins à sa tête, de n’être qu’un ventre mou, une grosse bidoche qui asservit les cerveaux, une foule qui engrange les rancunes collectives et qui les ressort à chaque scrutin, une collection de mesquineries qui finissent par être communes, qui gouvernent à coup d’indignes pleurnicheries. S’il me fallait pleurer, ce serait de voir avec quel empressement les citoyens motivés vont à l’isoloir, les porcs eux-mêmes rechignent quand on va les égorger… ils n’ont en commun, les porcs et les électeurs, que les hurlements insupportables qu’ils poussent. Ah ! cette rue ! hélas ! cette rue dont je ne comprendrai jamais le sabir. Je ne doute point qu’elle soit pavée de bonnes intentions, sous réserve que ce ne soit pas des meilleures ; car nous avons vu où nous menaient les voies merveilleuses de la bienveillance. Les rues d’aujourd’hui ne sont plus pavées, elles sont un amalgame de gravillons et d’huile noirâtre, une matière lisse qui fond au soleil, sombre et malodorante : La boue dont furent pétris les hommes.
…L’argumentation est faible, je l’accorde volontiers. Elle est au moins la preuve que si la rue parle, elle ne me dit rien.




Marseille,6 mars 2006.



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