Les Chiens de Culture



«Ni vous, ni votre art, monsieur. »
C’était un dimanche,
Vous savez où ;
A vos genoux,
Je suffoquais, suintant de longues larmes blanches. »
Jules LAFORGUE



C’est une race bien mystérieuse que celle des cerbères sans tête. Ces créatures sont diaphanes et ineptes, et leur bave, à l’envie de celle des reptiles à sang froid du Komodo, est une arme terrible, mortelle à tous les coups, chargée de myriades de bactéries et qui contaminent au moins autant que peuvent une batterie de poulets grippés ou un bataillon de flics sociaux dans une M.J.C. Ils sont la chiourme d’un nouvel enfer, gardiens d’un monde “sous terrain de surface”, des gigantesques friches semées de nouveautés revisitées où pullulent le cafard, la ronce et toutes sortes de vermines, comme l’exposition à laquelle est sommée de se rendre la masse analphabète. Ils veillent, tout armés de leur petits crocs rouges comme une peste orientale, à ce que nul ne franchisse le seuil de leurs nécropoles qui n’ait auparavant déposé toute idée de goût au perron de la porte infâme. Sur le fronton, il est écrit en lettres d’excréments : « Par moi l’on entre en vaine utopie/Par moi l’on entre en consternante gaieté/Par moi l’on entre parmi la gent éperdument nouvelle … Vous qui entrez ici, renoncez au Bon, au Beau, au Vrai. » Le sol du vestibule est marqué d’un blason qui est une étoile diabolique d’or faux sur un lit de sang coagulé, rouge et or de pacotille. L’emblème rugissant de La Caste, de la Castre. Comment en sommes-nous arrivés là ? – Il fut un temps où le commissaire du parti ferraillait avec le commissaire priseur, comme le petit garçon tire les cheveux et pousse pour la jeter à terre la petite fille dont il est secrètement amoureux. Ceux-ci dressaient des listes pour le peloton d’exécution, le camp de travail ou la simple opprobre de l’intelligentsia ; tandis que ceux-là rédigeaient des catalogues de côtes, enrôlaient les marchands et pressentaient en quelque sorte un après en érigeant les nouveaux musées-temple. Les autres détruisaient ou rénovaient ceux qui existaient déjà. Ainsi feignaient-ils une guerre qui n’était en fait qu’une émulation vers le pire, de mal en pis, du mâle au pis du veau d’or que l’on ira sucer jusqu’à l’épine dorsale. C’est qu’aujourd’hui l’on a assisté à leur communion, en l’espèce du partage du marché. L’administrateur du ministère couche en cinq à sept avec le conseiller en esthétique du banquier, dans les chambres miteuses de l’hôtel de ville, celles plus accueillantes de l’hôtel de la bourse, à la hussarde dans un cabinet de toilettage ochlocratique, pratiquant l’échangisme au grand Barnum parlementaire, ou bien se mélangeant dans les cuisines d’un baron d’industrie, la mondiale partouze des usurpateurs. Cette union est apparemment illégitime parce qu’elle ne l’est que trop. Il ne s’agit que d’établir le tréteau du changeur dans les nouveaux lieux de cultes où sa place est d’ores et déjà réservée, d’attirer le pèlerin au sein des lamentables chapelles, d’où l’on pourra convertir la plus imposante des masses. Le Grand Office se règle sur un infini rouleau de papier hygiénique frappé d’obscurs caractères, psalmodié sur un ton égal, un flot de paroles hermétiques portées par les amplificateurs répugnants des totalitaires anonymes. Le Grand On décide de qui est dans le ton, de qui aura sa place dans l’orchestre sans chef – maintenu dans le milieu par les cerbères sans tête –, de qui jouera sa partition médiocre dans la cacophonie ambiante, de qui dissonera mieux dans cette piteuse organisation. La gamme accessible aux nouveaux instruments est une sorte de Haïku aux significations chaldaïques, compréhensible par les seuls initiés et ne comportant que deux lignes dans le meilleur des cas, une partition sans clef parce qu’elle est ouverte à tous les vents. « Jadis, l’esprit était un souffle ; puis il se fit vent ; et maintenant, il est devenu flatulence. » Au crépuscule des temps de la dissolution, il n’y a tellement plus rien à dire que l’on éructe, tellement plus rien à faire que l’on pète bruyamment… et toute cette vanité pue la vie jusqu’aux frontières de l’éternité. L’auto-promu artiste de la nouvelle ère (et Dieu sait qu’il erre, ce nomade… et qu’il se trompe) est une enflure. Il se boursoufle comme un macro-kyste d’ennui sur le tarbouif de la vacance, puis en crevant, il dégouline son sébum dilaté sur la race nouvelle des citoyens : homo votans. Race des lecteurs : engeance d’électeurs. “Encore un siècle de lecteurs ; disait Nietzsche – et l’esprit lui-même puera”. Voilà que nous accomplissons les prophéties de Zarathoustra ! Car le lecteur d’aujourd’hui, tout comme l’électeur, prétend participer ; tout comme lui il se gargarise d’avoir des idées sur toute question : “ses propres idées à lui”, et de les exprimer, de les vouloir communiquer de par le monde, à tous et à n’importe qui : il se sent obligé de dire. Ainsi de lecteur il devient écriveur, en lisant il se fait écrivant – ce n’est par bonheur très souvent qu’une velléité – l’inexorable conséquence de ce que l’on écrit plus que pour être lu. Aux innombrables oreilles qui se tendent, des milliers de bouches évacuent en flot continu le bavardage échappé aux divans qui avaient remplacé les confessionnaux, la confession est publique et publiée, les râles inarticulés montent des isoloirs, des loges de la conciergerie des pensées borgnes. D’art mineur, la littérature a atteint sa majorité par compulsion, une majorité compulsive, majorité adolescente avec toutes les névroses qui en sont les pathologiques affirmations : le boulimique se gave de la cataracte insensée de l’actuelle surproduction de “bouquins” ; l’anorexique dégueule au fur et à mesure tout ce qu’il a ingéré avant même d’avoir digéré la moindre molécule nutritive. De l’obèse dépressif à l’hystérique osseux, en passant par l’imbécile sportif, toute une populace inculte (au sens agricole du terme) et décérébrée se rend à la culture, à l’exposition ou à la librairie, comme on se rend (au sens militaire du terme) au marché (au sens…), comme on va à la foire, avec un petit panier ou un gentil sac à dos, avec maman et bébé. Là, un élu, comme tombé du ciel bas des divinités républicaines, vient nous toucher la main, un con-descendant sans aile ni auréole (sauf sous les bras…) ; nous lui promettons notre suffrage avec un sourire niais, en échange d’une promesse qu’il ne tiendra pas ; un militant ayant le trac nous tendra le petit papier de son combat, il nous convaincra un instant de l’indubitable nécessité de ses revendications ; salade s’échange contre volaille et nous discutons les prix, partageons notre vision du climat social, de l’actualité, du passé, de l’à venir… Or donc, comme il en va de la littérature, les arts majeurs ont été descendus au niveau de leurs confrères mineurs, quand ce n’est pas plus en dessous, de la Mathématique à la comptabilité, de la Peinture à la caricature… L’Intelligence, cette belle faculté qui jadis permettait de comprendre et d’expliquer l’univers par la raison (la Ratio illuminatrice), dans la bouillie mentale de l’air du temps, s’est viciée en pénétrant les cercles de la nouveauté pan-étatique (la “raison d’état”, petite logique ; lueur d’instinct ; le détestable sens commun.). Le drame de l’être semble joué en l’espèce d’une comédie bestiale, l’homme-animal se repaît de sa misérable victoire. L’Artiste qui était l’exemplaire réalisation des plus hautes aspirations humaines, s’il le demeure, est aujourd’hui l’humiliant reflet de sa chute ; sa plus parlante composition se trouvant être un urinoir à l’envers, magnifique représentation emblématique de toutes les inversions, de toutes les transgressions, de toutes les perversions… il y a des troupeaux d’albanophones musulmans au Kosovo qui semblent des mouvements artistiques à la pointe du suivisme “ duchampien ” lorsqu’ils détournent les Eglises Orthodoxes Serbes de leur usage liturgique en les transformant en pissotières, et je m’étonne de ce qu’ils n’aient pas étés loués comme les plus ultimes créateurs du postmodernisme*. Quand l’artiste bouffi d’orgueil s’est mis en tête de transmettre, il a forcement commencé à discourir, il s’est exprimé, il a communiqué avec les moyens et le langage de son temps, c’est à dire qu’il grogne, massacre et détruit. L’œuvre s’est tellement détachée des règles qui présidaient à son élaboration qu’elle s’est voulue une âme sans corps, l’oxymorique fantôme d’un réel a-substancié. Dégagée de toute obligation formelle, l’œuvre d’art a perdu jusqu’à la forme et l’on se demandera ce que peut-être une essence sans substance. On m’objectera que les emballages, compressions et autres merde d’artiste, donnent à voir et par conséquent sont matérielles et non “pur esprit” comme on le pourrait déduire de mes précédents propos. Je veux dire qu’entre la sensation produite et le sens que l’on accorde à ces constructions, il y a une faille que comble difficilement le bavardage de l’usineur, d’autant plus qu’il s’énonce en un pseudo-langage abscons et vide de toute signification réelle, si ce n’est de noyer l’incompétence et l’illettrisme des gorges dont il naît. Si je dois être honnête, il apparaît pourtant qu’à l’heure qu’il est la tendance bascule chez les “jeunes praticiens”, plutôt nouveaux puisqu’ils ne sont pas tous jeunes. D’ailleurs il semblerait que ce ne soit pas tant l’art qui change de forme, les artistes qui changent leur pratique, que le public qui se tourne vers un art qu’il appréhende. Bien que ce ne soit pas toujours très évident, car la palabre couvre encore la représentation de sa vacuité. On peut dire malgré tout que l’art plein de mots, que le “scénographo-vidéaste-trans-contemporain-post-historico-bidule”, tous ces machins que l’on nous enjoignait d’admirer, vivent leur agonie, du moins espérons le. Les écoles inertes s’effritent, les cabanons de la culture et autres refuges de la Société Protectrice des Artistes (S.P.A.) s’étiolent ; barricadés dans ces asiles crèveront les derniers artistes fonctionnaires (selon la classification d’Aude de Kerros). Ce pourrait être une joie comble d’optimisme, mais… qui héritera de leur position ? – Là encore, nous imaginerons dans une angoisse légitime que les “ci-après” tiendront la place avec la même mentalité de kappo que leurs “ci-devant”, les mêmes glapissements de roquets, la même vanité revendicatrice, usant des mêmes “larmes d’intimidation massive”. Chaque promesse de l’humanité est un pavé de plus dans le labyrinthe du désespoir.

* : La communauté internationale, sous l’égide de l’U.N.E.S.C.O. fut indignée lorsqu’en Afghanistan des statues géantes de bouddha ont été dynamitées par des musulmans. Pourtant, les mêmes musulmans souillent des lieux de culte au moins aussi séculaires, sans que les bonnes âmes du patrimoine de l’humanité ne s’en soucient le moins du monde. Or de bouddhistes en Afghanistan il n’en reste plus guère, cependant qu’au Kosovo survivent quelques orthodoxes (je vous l’accorde : ça ne va pas durer !). Comment interpréter cette préservation sélective du patrimoine de l’humanité ? – Les cadavres sont plus présentables que les vivants, le culte est rendu aux morts par des morts, Homo-Sexualis n’est pas nécrophile, il n’aime que lui-même, ce qui lui ressemble : les momies et les ruines, les fresques de l’Empire qui vantent la fornication, les inévitables variations d’un Kama-sutra cosmopolite… Qui se soucie des chrétiens d’Abyssinie ?



Marseille, 10 août 2004.



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