La FOI CRAYEUSE du CHARBONNIER.



“ Au dedans de la terre, sous les pas de chacun de nous,
habite une femme qui a vécu d’innombrables vies.
Elle repose tel un bloc de bois noir dans la crypte du sommeil. ”
Hendrik Cramer.



A l’issue de ma première rencontre avec Laurent Pellecuer, après quelques quart d’heure d’intense discussion sur l’incohérence métaphysique du monde sensible, il dégaina soudain un épais couteau de cuisine pour décoller du mur un portrait énigmatique d’Oussama Ben Laden. Déployé sous un large turban blanc emplâtré de sombres rayures circulaires, le visage du guerrier expose une ardente méditation bichromatique agressivement effilée en une barbe roide et menue. Trois plaques de couleurs aussi dentelées qu’une mer d’automne d’Emil Nolde délimitent l’inaccessible château de haine. Titubant de la plus grande des joies, celle du don, Laurent me chuchota alors à travers un impressionnant sourire carnassier : “ Tu sais, je suis l’ami de tous les Arabes. ”
Je compris bien plus tard le sens caché de cette confession, en même temps que le caractère singulièrement hermétique de sa peinture à priori si croisée d’épaisseurs humides, qu’un œil pressé se contenterait d’un clin pour croire la posséder toute entière. Au-delà de toute idéologie, dont il faut par ailleurs se débarrasser de toute urgence pour comprendre à sa juste valeur l’intérêt cosmique de la peinture de Laurent Pellecuer, cette douce bravade signifiait qu’aimer le visage du plus ultime des terroristes équivalait à mépriser le genre humain dans son intégralité. Et le mépris de l’espèce humaine est bien la moindre des choses que l’on puisse exiger d’un Catholique : Comment croire en l’homme quand on croit en Dieu ?
Contrasté et bancal, hérissé de blanches zébrures boisées, l’ “ Autoportrait ” de 1996, exécuté lors de son arrivée à Marseille, est la plus franche des cartes de visite : solaire et résigné, à l’instar de son “ Héliogabale ” piaculaire, Laurent Pellecuer est si médiéval qu’il semble vivre avant l’invention de l’imprimerie. Dés lors, chacune de ses peintures ou gravures peut être vue comme une vignette pour incunable à jamais disparu. La flamme de sang du “ Nu dans la Neige ”, ou le flot de cheveux timides cascadant hors du “ Chapeau Vert-Blanc ”, ou les tronc-torses ouverts sur d’agressives cicatrices circulaires, sont les signatures monastiques griffées au bas des pages d’obscurs manuscrits émiettés par les siècles, tel “ ce manuel d’une église oubliée, les Vigiliae Mortuorum secondum Chorum Ecclesiae Magnitutinae ” que Roderick Usher compulse avec délices dans sa Maison fantomatique en chute libre. Ce n’est pas un hasard mondain qui me pousse à nommer le livide châtelain de la ténébreuse nouvelle d’Edgar Allan Poe : les superpositions de ressemblance entre Sir Lawrence Leatherskin (double astral de Laurent Pellecuer en écriture) et Sir Roderick Usher sont en effet confondantes. Pendant que la sœur de ce dernier, Lady Madeline, se meurt à l’étroit dans une maladie en suspension, Leatherskin a perdu à jamais la femme pour accéder pleinement à son être véritable, celui dépossédé par le don de soi. Alors qu’Usher compose des rapsodies dédiées aux apparats des anciens Rois d’Orient désormais endeuillés par les hideuses multitudes, Leatherskin se lamente sur les magnificences des chants antiques aujourd’hui prostitués par la démocratie du goût. Et puis, Usher était également un peintre – du dimanche, évidemment, le jour sacré entre tous ! Ecoutons Poe – ou plutôt le narrateur – nous décrire une de ses peintures, et enfouissons-nous à mesure dans les pages du catalogue de Pellecuer, lui-même caché sous les oripeaux de Leatherskin comme le cadavre gigogne d’un frère jumeau :
“ C’était un petit tableau représentant l’intérieur d’une cave ou d’un souterrain immensément long, rectangulaire, avec des murs bas, polis, blancs, sans aucun ornement, sans aucune interruption. (…) cette galerie se trouvait à une profondeur excessive au dessous de la surface de la terre. On n’apercevait aucune issue dans son immense parcours ; on ne distinguait aucune torche, aucune source artificielle de lumière ; et cependant une effusion de rayons intenses roulait de l’un à l’autre bout et baignait le tout d’une splendeur fantastique et incompréhensible. ”
Regardez d’un peu prés les tableaux qui nous environnent maintenant : ces corps massifs et anguleux, sculptés comme des arbres “ soutiniens ”, qui s’observent attentivement dans une glace, toutes ces femmes puissamment jaunâtres qui passent leur temps à entortiller leur nudité dans l’espace avide de chair, et ces “ matisseries ” qui alourdirent inconsidérément les jeunes années du peintre par leurs danses fœtales percluses de jets sébacés ; regardez plus rigoureusement ces “ scènes de bar ” traversées de personnages aux yeux écarquillés et en chute oblique vers le plan horizontal, ces transparences bancales de cubes contorsionnés par la joie de l’ivresse. Vous y êtes, Nous sommes chez Poe : c’est la galerie voûtée de chair grise qui recevra bientôt le corps de la femme. Tout œuvre peint est le réceptacle brûlant des amours mortes du mystagogue ; au feu, Fernande Olivier et les autres ignorantes ! Laurent, il ne te reste qu’à brandir ton arme blanche, avant d’éviscérer tes douceâtres ennemies, celle que j’ai vu ne mérite pas ta pitié.
Mais, voyez ! contre le mur du fond, une ouverture si petite qu’Usher lui-même ne sut pas la déceler dans les transports de sa mélancolie : au sein même du tunnel cadavéreux, voici une crypte encore plus profonde, comme gravement entaillée sur les toiles rigides périsépulcrales. Il faut toujours creuser plus profond, dégager encore et encore des pelletées de terre par dessus l’épaule jusqu’à atteindre la Judaïe, pour humer enfin les parfums de la traîtrise glacée.
Les marches qui mènent à la crypte monstrueuse sont pavées de gravures mortuaires, taillées dans le plus sombre des bois : celui de la Croix. Les vagues de rayures sibyllines imprimées au ciseau dans la sève sèche sont des rides incendiaires prêtes à embraser notre intime château de paille. La charité de Pellecuer est aussi ample que souterraine : son cœur est enterré sous le charbon de ses œuvres au relief inversé. Certains traits de feu, posés et tourbillonnaires comme ceux du vortex de “ Carafe et Verre ”, nous rappellent les tracés rouges des charpentiers sur leurs pièces de bois, que l’on nomme arcanes ; c’est que toute construction est affaire d’initiés. Et si nul coup de hache n’entame la peau de “ Sainte Cécile ”, c’est que celle-ci à transmis à Laurent les secrets qui permettent de guérir les peaux intaillées.
Ce secret est d’autant mieux gardé qu’il est connu de tous : c’est la Foi du Charbonnier, combustible nodal des irradiations nocturnes. Ses Saint-Suaire de céramique(“ Tête de Pot ” ou “ Tête de Cruche ” ”) sont coulés dans la tranquille immanence de l’homme qui, assis au bord de la mer, écoute les lamentations de l’armée de Pharaon apportées par le vent du large. Réactionnaire comme seule sait l’être la Vierge de La Salette, c’est à dire désirant inoculer la vérole à l’Eglise Visible au nom même du Christ Vivant, il s’abîme dans sa nuit pour ne plus en sortir : plus jamais.
C’est pourquoi vous ne trouverez ni chasuble, ni orant dans les travaux de Pellecuer. Même si les Nabis sont pour lui une référence évidente, il ne pourrait en aucun cas se retrouver dans l’assertion suivante de Maurice Denis (tirée de son “ Histoire de l’Art Religieux ”) : “ … tant que les sacrements useront de signes sensibles, la formule du Saint-Père Pio X : Prier sur de la Beauté, imposera l’Art comme une nécessité liturgique. ” Bien plus que l’illustration pulsatile des mystères vivants, c’est l’ésotérisme des cryptes qui constitue le moteur de Pellecuer : il s’adresse à quelques uns pour le salut de tous. La parenthèse sacrée est sa dynamique.
Couchés de tout notre long contre les dalles en creux, nos regards se tournent vers le plafond sonore de notre caveau : les paroles qui résonnent dans l’âme de Laurent Pellecuer ne sont qu’évocations langoureuses de Fou Tristes, concrétions de vocables ignivômes jetés en pluies ardentes sur la femme endormie à nos cotés. Portraits mosaïques extraits avec force du Mont Sinaï, les visages dansants dans la nuit de Fuessli troublent notre vision de l’inouï : La barbe végétale de Kropotkine, le front volontaire d’Ezra Loomis Pound, les mains recroquevillées de Nietzsche et les yeux centenaires de Baudelaire, entrent en furie synergique afin de tuer en nous le Dragon. Que manque-t’il désormais à nos sens pour faire place à la haute figure de Lady Madeline, pour qu’enfin nos corps se lézardent en équilibre par dessus la vie éternelle ? Je l’ai dit à Pellecuer, il connaît la fissure qui se doit de faire jour dans son œuvre au noir : car s’il y a bien une mission eschatologique de la peinture, elle consiste à architecturer le masque des Puissants de l’instant, fixer le pouvoir du Zéro sur la toile de l’Eternel. Accomplir la synthèse alchimique entre Rouault et Hyacinthe Rigaud serait peut-être la manière la plus élégante de clore définitivement l’histoire de la peinture. Un portrait en pied de Jean-Pierre Foucault, aujourd’hui, pourrait sauver quelques centaines d’âmes.



Marseille, 27 mai 2004.



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